Le
paysage énergétique africain évolue, mais pas dans une seule direction. Le
développement des énergies renouvelables s’accompagne de nouvelles découvertes
de pétrole et de gaz. Quelles sont les implications de cette transition
énergétique en termes d’emploi et de développement durable ?
En
raison de sa vulnérabilité face aux changements climatiques, l’Afrique est
confrontée au double défi de lutter contre le changement climatique et de faire
face à ses conséquences en matière de production, de croissance et d’emploi
dans tous les secteurs économiques. Si des efforts d’adaptation sont déjà
nécessaires, et le resteront, il est également indispensable d’empêcher que les
pires effets potentiels du changement climatique ne se concrétisent. Sinon, il
sera difficile de réaliser le Programme de développement durable à l’horizon
2030. En effet, aux cours de ces dix dernières années, le changement climatique
et les évènements climatiques extrêmes ont causé des dommages sans précédent
dans les pays africains, détruisant des infrastructures, menaçant l’activité
économique et faisant disparaitre des emplois. Les manifestations les plus
visibles en sont les sécheresses en Afrique australe, les inondations en
Afrique de l’Ouest et la désertification de régions entières du Maghreb.
Si
les pays africains se concentrent surtout sur l’adaptation au changement
climatique, un nombre croissant d’entre eux placent la transition vers les
énergies renouvelables au centre de leur stratégie climatique. À cet égard,
plusieurs questions restent encore sans réponse. Comment assurer une transition
vers les énergies renouvelables qui soit source d’emplois et de croissance
inclusive ? Comment combler les déficits de compétences pour libérer tout
le potentiel des emplois verts sur le continent? Comment, enfin, élaborer
des cadres de politique publique qui favorisent une transition juste pour les
travailleurs, les entreprises et les communautés ? Cet article se penche
sur ces différents sujets.
Contexte
et enjeux de la transition énergétique en Afrique
Par
rapport à la plupart des pays industriels tributaires des combustibles
fossiles, la transition énergétique africaine présente une caractéristique
particulière. À l’exception de quelques pays, dont notamment l’Afrique du Sud,
la plupart des pays africains ne sont pas soumis à la pression d’abandonner le
charbon au profit d’autres sources d’énergie pour répondre à leurs besoins
énergétiques. La transition énergétique de l’Afrique se heurte plutôt à deux
autres défis importants : celui de la modernisation et celui de
l’expansion.
La
modernisation passe par l’exploitation de l’important potentiel du continent en
matière d’énergies renouvelables : biomasse, énergie éolienne, solaire et
hydro-électrique. Elle implique également d’abandonner les sources d’énergie
inefficaces et dangereuses utilisées par plus de 700 millions de personne pour
les remplacer par des combustibles et des sources d’énergie modernes pour la
cuisson, le chauffage et l’éclairage. Dans le secteur des combustibles fossiles
(notamment le gaz et le pétrole), il est nécessaire d’améliorer à la fois la
productivité des ressources et celle du travail. L’expansion consiste à élargir
la diffusion de technologies adaptées pour répondre aux besoins énergétiques
d’une population en pleine croissance, qui atteint aujourd’hui 1,2 milliards de
personnes, dont 30 pourcent seulement disposent d’un accès fiable à
l’électricité.
À
l’échelon mondial, on observe une transformation du paysage énergétique, avec
un basculement des combustibles fossiles aux sources d’énergie moins
polluantes. En Afrique toutefois, un examen détaillé fait ressortir une
évolution différente.
D’un
côté, on observe un développement de la production d’électricité issue de
sources renouvelables. Le projet éolien Taiba Ndiaye récemment lancé au Sénégal
produira ainsi 158 mégawatts de capacité supplémentaire. Au Ghana, le projet de
centrale solaire Nzema sera la plus grande installation de ce type en Afrique.
Il devrait augmenter la capacité de production d’électricité du pays d’environ
six pourcent et permettre à
près de 100 000 foyers de bénéficier d’une énergie propre. Le Maroc, un
pionnier dans ce domaine, prévoit de déployer près de 1,5 gigawatts de capacité
solaire et éolienne dans l’ensemble du pays pour atteindre son objectif de
porter la part des énergies renouvelable à 42 pourcent de son « mix »
énergétique d’ici 2020. L’Afrique du Sud a signé en avril 2018 des contrats
avec 27 producteurs indépendants d’électricité renouvelable, pour un montant de
4,6 milliards US$, en vue de produire 2’300 mégawatts sur les cinq prochaines
années.
De
l’autre, il y a eu depuis 2004 une vague de découvertes de gisements gaziers et
pétroliers dans des pays comme le Ghana, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Kenya,
le Liberia, le Mali, la Mauritanie, le Mozambique, Sao Tomé et Principe, le
Sénégal, le Sierra Leone, la Tanzanie, le Tchad, le Togo et l’Ouganda. Selon l’Africa
Energy Outlook publié en
2014 par l’Agence internationale de l’énergie, près de 30 pourcent des
découvertes mondiales de pétrole et de gaz entre 2010 et 2014 concernent
l’Afrique subsaharienne. Un certain nombre de pays qui étaient auparavant des
importateurs nets d’énergie deviendront des exportateurs nets d’énergie dans
les cinq prochaines années en raison de l’augmentation de leurs exportations de
pétrole. Et selon certaines estimations,
l’Afrique subsaharienne pourrait surpasser la Russie en tant que fournisseur
mondial de gaz d’ici 2040.
Par
conséquent, même si le paysage énergétique africain évolue, cette évolution ne
se fait pas dans une seule direction. Il s’agit d’une transition complexe, qui
a d’importantes ramifications pour la structure des économies et leurs futures
perspectives de développement. Le changement climatique en constitue un aspect
essentiel, tout comme d’autres aspects des objectifs de développement durable,
tels que la réduction des conséquences néfastes de l’usage de moyens de cuisson
inefficaces sur la santé des femmes et des enfants, l’alimentation en
électricité des industries productives dans les zones rurales, la modernisation
de l’agriculture ou l’amélioration globale des conditions de vie.
Quelles
sont les perspectives de créations d’emploi ?
Des
études du Bureau international du travail et d’autres institutions ont
identifié quatre catégories d’impact du changement climatique et des politiques
vertes sur les marchés du travail [1]. Premièrement, le développement de
produits, de services et d’infrastructures plus écologiques se traduira par une
augmentation de la demande de main d’œuvre dans de nombreux secteurs de
l’économie, ce qui conduira à la création de nouveaux emplois dans des secteurs
comme les énergies renouvelables, les économies d’énergie, le secteur
manufacturier, les transports, la construction et les travaux publics. En plus
des emplois directs, des emplois indirects seront créés le long des chaînes
d’approvisionnement, notamment pour la construction des infrastructures nécessaires
[2]. Et à mesure que les revenus correspondants seront dépensés dans l’ensemble
de l’économie, d’autres emplois seront créés.
Deuxièmement,
certains emplois existants seront remplacés par d’autres suite aux
transformations économiques résultant de la transition vers des activités, des
technologies, des processus et des produits plus efficaces, moins intensifs en
carbone et moins polluants, comme par exemple la production de véhicules
électriques à la place de la fabrication de moteurs à combustion interne, ou la
transition énergétique en tant que telle, matérialisée par le remplacement de
combustibles fossiles par des énergies propres.
Troisièmement,
certains emplois seront probablement éliminés, de façon progressive ou dans le
cadre de licenciements massifs sans remplacement direct, dans le cas par
exemple de la réduction ou de l’arrêt complet d’activités polluantes ou fortement
consommatrices d’énergie ou de ressources (fermeture de mines de charbon par
exemple).
Enfin,
beaucoup, voire la plupart, des emplois existants (dans des secteurs comme la
plomberie, l’électricité, le travail du métal ou la construction) seront simplement
transformés et redéfinis à mesure que les pratiques quotidiennes, les
compétences, les méthodes de travail et les profils d’emploi évolueront vers
des activités plus écologiques. Les plombiers et les électriciens peuvent par
exemple être réorientés pour
réaliser un travail similaire avec des systèmes photovoltaïque ou des
chauffe-eau solaires.
S’agissant
plus spécifiquement de la transition énergétique, deux questions apparaissent
souvent : les énergies propres créent-elles davantage d’emplois que les
combustibles fossiles, et qu’en est-il dans le cas de l’Afrique ?
Plusieurs études montrent que les énergies renouvelables créent davantage d’emplois
que les technologies liées aux combustibles fossiles. L’une d’elles
conclut ainsi que pour chaque dollar dépensé, les dépenses dans les énergies
renouvelables produisent 70 pourcent d’emplois supplémentaires par rapport aux
combustibles fossiles. L’Agence internationale pour les énergies renouvelables
(IRENA) estime que le secteur des énergies renouvelables employait presque 10
millions de personnes dans le monde en 2016, dont 62 000 en Afrique. Près de la
moitié de ces emplois se trouvaient en Afrique du Sud et un quart en Afrique du
Nord [3].
Dans
le cadre de la modernisation évoquée plus haut, le remplacement des millions de
lampes à kérosène, de bougies et de lampes de poche utilisées dans de nombreux
pays africains par des systèmes d’éclairage modernes fonctionnant à l’énergie
solaire peut offrir une alternative moins chère et stimuler la création
d’emplois verts. Une étude estime ainsi
que le remplacement de ces systèmes d’éclairage par des technologies modernes
d’éclairage solaire pour les personnes non connectées au réseau électrique
pourrait créer 500 000 emplois liés à l’éclairage dans les pays de la
Communauté économique des États d'Afrique occidentale (CEDEAO).
Renforcer
les compétences et capacités
Dans
les années à venir, plus de 10 millions de jeunes africains et africaines
arriveront chaque année sur le marché de l’emploi. La plupart des analystes ont
tendance à penser que le secteur public traditionnel ne sera pas en mesure
d’absorber cette main d’œuvre supplémentaire. L’entrepreneuriat et les emplois
indépendants joueront donc un rôle crucial pour créer des emplois de qualité en
nombre suffisant, et la transition énergétique occupera certainement une place
importante dans ce processus. Il faudra pour cela développer et améliorer les
compétences, promouvoir l’entrepreneuriat et mettre en place des cadres de
gouvernance et de politiques adaptés.
Un
examen global des compétences requises pour les emplois verts couvrant quatre
pays d’Afrique (l’Égypte, le Mali, l’Afrique du Sud et l’Ouganda) montre qu’il
existe un décalage entre les objectifs définis par les politiques
environnementales et les ressources humaines disponibles pour leur mise en œuvre
[4]. Il en est de même dans le secteur de l’énergie. Certains déficits de
compétences existent déjà pour les emplois de techniciens et d’ingénieurs, et
ils risquent de s’accroître avec le développement du secteur des énergies
renouvelables. Ces déficits de compétences pourraient conduire à des retards,
voire des annulations de projets, des dépassements de coût et des installations
défectueuses. Des efforts sont nécessaires dans les systèmes de formation et
d’enseignement pour développer des programmes consacrés aux énergies
renouvelables, intégrer des modules à la formation professionnelle, soutenir
l’apprentissage et définir des normes de qualité communes[5]. Il existe
toutefois des expériences prometteuses. Le Cap-Vert a par exemple ouvert un
Centre de maintenance industrielle pour les énergies renouvelables (Cermi), qui
a pour principale activité de former des professionnels dans les domaines de la
conception, de l’installation et de l’entretien d’installations
photovoltaïques.
Plusieurs
modèles d’intervention et programmes visant à promouvoir la création d’emplois
dans les énergies propres ont démontré l’attrait de combiner la formation
technique et professionnelle à une formation à l’entrepreneuriat. Dans les pays
africains en particulier, l’entrepreneuriat et les emplois non-salariés sont en
train de devenir des priorités dans les politiques et stratégies de promotion
de l’emploi des jeunes. Dans le contexte économique particulier de l’Afrique,
les micro-entreprises ont un rôle important à jouer. Elles sont généralement
définies comme les entreprises employant moins de 10 salariés, alors que les
petites entreprises emploient 10 à 100 salariés et les moyennes entreprises 100
à 250. En Afrique, la majorité des créations d’emploi sont
le fait des entreprises de plus petite taille (moins de 19 salariés).
Dans la région Asie de l’Est et Pacifique, la croissance des emplois se
concentre principalement sur les entreprises employant de 20 à 99 salariés,
tandis qu’en Amérique latine et en Europe de l’Est/Asie centrale, plus de 40
pourcent des emplois créés le sont par des entreprises comptant plus de 100
salariés.
Les
jeunes entrepreneurs du secteur de l’énergie se heurtent généralement à trois
difficultés : un accès au financement difficile, un manque de
connaissances techniques et un manque d’expérience en matière de gestion
d’entreprise. Il convient également de noter qu’en raison de la prévalence du
chômage et du sous-emploi, beaucoup d’entrepreneurs le sont plus par nécessité
que par vocation. En l’absence de stratégies et d’outils de soutien de
l’entrepreneuriat, une grande partie des jeunes entrepreneurs restent par
conséquent dans le secteur informel.
Beaucoup
de jeunes africaines et de jeunes africains ont pourtant conscience du
potentiel que recèle le développement de micro et petites entreprises dans le
secteur des énergies renouvelables. Des initiatives remarquables existent ainsi
dans toute l’Afrique, avec des entreprises dynamiques comme M-Kopa Solar, qui
distribue et installe des kits solaires en Afrique de l’Est. Beaucoup de ces
micro et petites entreprises actives dans la distribution, l’entretien et
l’exploitation des systèmes énergétiques, et parfois leur installation, aurait
tout à gagner de politiques visant à soutenir leur intégration aux chaînes de
valeur et le développement de chaines d’approvisionnement locales. Des
politiques publiques favorisant le contenu et le service après-vente locaux
seraient également utiles. Grâce à des politiques de cette nature, le Plan
solaire tunisien a par exemple permis le développement de joint-ventures pour
la fabrication locale de chauffe-eau solaires.
Conclusion
La
transition énergétique de l’Afrique est déjà bien engagée, influencée par les
contextes et les priorités au niveau national et régional, ainsi que par les
cadres politiques et les engagements adoptés au niveau international. La
découverte de nouveaux gisements fossiles et le développement des énergies
renouvelables dans tout le continent devront être combinés judicieusement pour
que la réussite soit au rendez-vous. Un aspect crucial de la transition
énergétique africaine est celui du coût des technologies. Comme le soulignent Collier
et Venables, l’Afrique n’a pas les moyens de s’offrir une politique
d’atténuation qui renchérit les coûts : toute mesure visant à rendre sa
consommation d’énergie plus verte doit s’accompagner d’une réduction des coûts.
Bien
que la plupart des études fassent ressortir un gain net d’emplois résultant de
la transition énergétique, en Afrique et dans d’autres parties du monde, il y a
un risque de décalage géographique ou temporel. Cela signifie que les nouveaux
emplois ne seront pas nécessairement créés au même endroit et au même rythme
que ceux éliminés ou déplacés par la transition énergétique.
La
notion de transition juste pour tous implique de mettre en place des politiques
capables de gérer les répercussions sociales et les effets sur l’emploi de
manière attentive, en vue d’éviter des perturbations sociales ou
économiques[6]. La peur suscitée par de potentielles pertes d’emploi peut, en
effet, constituer une force puissante en faveur du maintien du statu quo et
ainsi ralentir tout progrès. Un dialogue social efficace, la planification
d’une transition juste et des politiques de protection sociale adéquates
constituent trois aspects essentiels afin d’assurer un cadre de transition équitable
susceptible d’aider les pays africains à bien gérer leur transition
énergétique.
Les
avis et opinions exprimés dans cet article sont ceux de l’auteur et ne
représentent pas les avis ou opinions du Bureau international du travail.
Auteur
: Moustapha Kamal Gueye,
Coordinateur, Programme « emplois verts » du Bureau international du
travail.
[1]
Organisation internationale du travail (OIT), Principes directeurs pour
une transition juste vers des économies et des sociétés écologiquement durables
pour tous, OIT, Genève, 2015.
[2] OIT, « Rural
Renewable Energy Investments and their Impact on Employment », STRENGTHEN Publication
Series, Working Paper No 1, 2017.
[3]
Agence internationale pour les énergies renouvelables, Renewable Energy
& Jobs – Annual Review 2017, IRENA, Abu Dhabi, 2017.
[4] OIT, Skills for
Green Jobs: A Global View, OIT, Genève, 2011.
[5]
Forum politique de haut niveau sur le développement durable, « Interlinkages
between energy and jobs », Policy Brief No 13 (à
paraître).
[6]
OIT, Principes directeurs pour une transition juste vers des économies
et des sociétés écologiquement durables pour tous, OIT, Genève, 2015.
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