DOSSIER: EN AFRIQUE, L’EUROPE ET LA FRANCE ONT ATTISE LA DÉFORESTATION
Il y a trente ans, les Occidentaux ont développé le concept de
« gestion durable des forêts » tropicales. Dans le bassin du Congo,
le bilan est désastreux : une déforestation massive — alors que ces forêts
tropicales sont un énorme puits à carbone — qui favorise l’émergence de
maladies infectieuses.
Sur la route qui relie Yaoundé à Douala, les deux principales
villes du Cameroun, les grumiers — camions dédiés au transport du bois — font
un va-et-vient permanent. Venus de l’est du pays et chargés d’imposants troncs
d’arbre, ils se dirigent vers le port de Douala. Une fois délestés de leur
cargaison, ils repartent pour les zones d’exploitation. À l’ère de la lutte
contre le dérèglement climatique et pour la sauvegarde des forêts tropicales,
cette activité apparaît pour le moins anachronique.
Elle est en grande partie le résultat de la politique, lancée
au début des années 1990, par les bailleurs de fonds du pays, dont la Banque
mondiale et la France. La stratégie de ces derniers a consisté à encourager
l’exploitation industrielle dans le bassin du Congo, deuxième massif forestier
tropical du monde après celui de l’Amazonie. Ils affirmaient que l’industrie du
bois, initiée pendant la période coloniale, était une source de développement
économique pour les pays producteurs et ne risquait pas d’endommager
l’environnement si elle respectait certaines règles. Ils parlaient alors
de « gestion durable des forêts ».
La France a milité activement pour que cette « gestion
durable » repose sur un outil : le plan d’aménagement
forestier. Conçu à l’origine pour gérer les forêts françaises et augmenter les
rendements d’exploitation, le plan d’aménagement nécessite que les exploitants
forestiers se voient attribuer de vastes espaces (jusqu’à 200.000 hectares au
Cameroun), appelés « concessions », sur une longue durée
(en général 25 ou 30 ans). Si une concession court sur 25 ans, elle doit être
divisée en 25 « assiettes de coupe », dont une seule sera
exploitée chaque année. Le système prévoit que l’exploitation soit « sélective » :
les industriels n’abattent que les deux ou trois essences qui les intéressent.
Lorsque, à la fin de la rotation, soit au bout de 25 ans, l’entreprise revient
dans les premières assiettes de coupe, la forêt est censée s’être reconstituée
et l’exploitation peut se poursuivre.
La France a joué un rôle influent dans la mise en place de ces plans d’aménagement forestiers
Pressé par la Banque mondiale et la France, le Cameroun a
modifié, en 1994, son code forestier et rendu obligatoires les plans
d’aménagement. Au cours des années 1990 et 2000, ses voisins — le Gabon, la
République du Congo, la République centrafricaine et la République démocratique
du Congo — ont fait de même. En 2017, les deux tiers des 31 millions d’hectares
de concessions du bassin du Congo, soit 20 millions d’hectares,
fonctionnaient par conséquent avec des plans d’aménagement. Toute une économie,
mêlant des ONG, dont le [WWF|Le Fonds mondial pour la nature], et des
cabinets d’études français, sous contrat avec les entreprises forestières,
s’est organisée autour de l’élaboration et la mise en œuvre de ces plans de
gestion.
Un grumier dans la forêt d’Eschiembot, au Cameroun. |
La France a continué à jouer un rôle influent : entre
1990 et 2010, l’Agence française de développement (AFD) a accordé des prêts et
subventions à des entreprises forestières pour les aider à se doter de plans
d’aménagement — à hauteur de 120 millions d’euros sur vingt ans. À l’époque,
les sociétés qui opéraient dans la région étaient majoritairement françaises.
Après 2010, l’AFD a poursuivi cette politique. En République démocratique
du Congo (RDC), par exemple, elle a financé pour onze millions d’euros, de 2011
à 2019, un projet d’Appui
à la gestion durable des forêts (Agedufor), visant à « aider
les pouvoirs publics à mettre en œuvre une politique d’exploitation forestière
raisonnée en visant plus spécifiquement les grandes concessions ».
Cependant, cette « gestion durable des forêts » et
ses plans d’aménagement, validés par le label
controversé du Forest Stewardship Council (FSC), ont suscité dès leurs
débuts de nombreux doutes et mises en garde. Des analystes ont prévenu que le
suivi des plans d’aménagement serait limité, les États concernés ayant de
faibles moyens de contrôle. Surtout, des ONG et des scientifiques ont
rappelé que les forêts du bassin du Congo, fragiles et complexes, avaient été
jusque-là très peu étudiées, et qu’il était de ce fait impossible de prévoir
leur évolution. L’exploitation industrielle, même si elle est « sélective » et « sous aménagement »,
nécessite l’ouverture de routes, l’installation de campements d’ouvriers et est
fréquemment associée à des opérations illégales. Elle ne peut qu’être
destructrice, disaient-ils. L’histoire a montré qu’une forêt dégradée par
l’exploitation finit souvent en plantations agricoles, ajoutaient-ils. « Un
arbre qui tombe en entraîne huit autres dans sa chute », a par
ailleurs souligné le biologiste et botaniste français Francis Hallé,
insistant sur le fait qu’il faut des centaines d’années pour qu’une forêt
secondaire se reconstitue — et plus de 700 ans pour qu’elle redevienne une
forêt primaire. Ces voix critiques n’ont pas été écoutées.
« L’exploitation forestière dans les tropiques libère d’importantes quantités de dioxyde de carbone »
Or, au fil des années, les preuves leur donnant raison se sont
multipliées. En 2010, le Centre de coopération internationale en recherche
agronomique pour le développement (Cirad) expliquait que l’exploitation
sélective allait supprimer chez les espèces ciblées « une
proportion significative des principaux arbres matures disséminateurs de
graines », ce qui allait avoir des conséquences sur leur régénération.
L’exploitation forestière « a profondément modifié la structure
forestière en supprimant de grands arbres de la canopée, et ce groupe d’arbres
n’a retrouvé qu’une petite partie de son volume en 24 ans », a
constaté, en 2013, un groupe de chercheurs dans
une concession en République centrafricaine (RCA). Une autre étude scientifique
a conclu en 2012 que « la gestion durable des forêts à l’échelle
industrielle est susceptible d’entraîner la dégradation et la dévaluation des
forêts tropicales primaires aussi sûrement que le fait aujourd’hui
l’exploitation forestière conventionnelle non gérée ».
Il faut des centaines d’années pour qu’une forêt secondaire se reconstitue. |
Tout cela a des conséquences sur les émissions de
carbone : « L’exploitation forestière dans les tropiques,
même en utilisant des techniques de gestion durable des forêts, libère
d’importantes quantités de dioxyde de carbone », les stocks de
carbone « mettent des décennies à se reconstituer ».
Modification de la composition végétale et animale, risque d’érosion accru,
baisse de la biodiversité, vulnérabilité aux feux de forêt figurent parmi les
conséquences de l’exploitation industrielle dite « raisonnée ».
Une étude en
particulier a provoqué l’émoi chez les soutiens de l’industrie
forestière : réalisée par des chercheurs américains et publiée en 2016,
elle concluait qu’en République du Congo, la déforestation était plus élevée
dans les concessions ayant des plans d’aménagement que dans celles qui n’en
avaient pas… En réponse, un document montrant
le contraire, financé par l’AFD, a été publié en avril 2019.
En 2018, l’ONG britannique Global Witness a interpellé
les bailleurs de fonds de la RDC, les accusant d’appuyer, par le biais de
la promotion de la « gestion durable », « la destruction
d’essences menacées […] et l’appauvrissement progressif de la forêt
tropicale », précisant que la dégradation des forêts « les
rend plus vulnérables au changement climatique ». Un groupe
d’ONG a par ailleurs souligné en 2015 :
Il est irresponsable de continuer à promouvoir l’exploitation forestière industrielle et le commerce de bois tropical dans des écosystèmes forestiers vitaux comme les forêts du bassin du Congo. On ne peut pas atteindre un objectif de gestion durable et de lutte contre le changement climatique en confiant des dizaines de millions d’hectares de forêts fragiles à des entités privées qui sont dans une logique commerciale. »
On le peut d’autant moins que la « gestion
durable des forêts » n’a pas apporté le développement économique
et social annoncé : comme on pouvait le prévoir, aucun pays de la région
n’a réduit son taux de pauvreté grâce à l’exploitation industrielle, laquelle
appauvrit en revanche cet écosystème forestier du bassin du Congo dont
dépendent 75 millions de personnes.
« C’est une activité passéiste et prédatrice, marquée par son origine coloniale et irrémédiablement destructrice des forêts »
Depuis peu, les promoteurs des plans d’aménagement tendent à
infléchir leur discours. Pas parce que les rapports négatifs s’accumulent mais
plutôt parce que les industriels sont eux-mêmes victimes du système : ceux
dont les concessions arrivent en fin de rotation constatent que la forêt ne
s’est pas reconstituée dans les premières assiettes de coupe et que le
peuplement de leurs essences de prédilection a considérablement baissé. Ne
pouvant plus réaliser autant de bénéfices qu’avant, ils vont ailleurs. C’est
ainsi que le groupe français Rougier a abandonné, en 2018, ses concessions au
Cameroun, soit près de 300.000 hectares. Ces entreprises vendent leurs actifs,
le plus souvent à des sociétés asiatiques, intéressées par des essences de
moindre valeur et par la perspective d’évoluer vers des plantations agricoles.
L’exploitation et la dégradation des forêts se poursuivent donc à un rythme
élevé. Selon les calculs du Centre
pour l’environnement et le développement (CED), une ONG installée
à Yaoundé, le Cameroun a enregistré, en 2018, sa plus grosse production de bois
d’œuvre en vingt ans, soit 3,6 millions de m3.
Contactée par Reporterre, l’AFD a déclaré,
par écrit, avoir « bien conscience des possibilités d’amélioration
du modèle d’appui à l’aménagement forestier durable, en particulier sur les
dimensions sociales et environnementales ». Elle a ajouté : « Ceci
nous a conduit à créer des partenariats avec des centres de recherche
internationaux afin d’affiner les connaissances sur la dynamique des
peuplements forestiers en vue de garantir leur maintien ». Elle
cofinance ainsi depuis 2018 un projet
de recherche conduit par le Cirad. Celui-ci vise à « améliorer
la durabilité des aménagements forestiers », à propos desquels ont été
constatés « différents problèmes concernant leur qualité et leur
durabilité ». La France ne renonce donc pas à sa vision mercantiliste
des forêts comme le confirme le lancement, en février 2020, d’un nouveau
projet d’appui à ce secteur dans la région.
« Les écosystèmes tels que les forêts du bassin du Congo sont vitaux. » |
Précisons que l’AFD n’a pas encore communiqué les
résultats des précédents projets qu’elle a financés, avec des fonds publics,
dans le secteur de l’aménagement forestier, dont l’Agedufor, le Pagef (Congo)
et le Parpaf (RCA).
Elle a expliqué dans un premier temps à Reporterre que ces
évaluations étaient « des documents internes à l’Agence et à
caractère confidentiel ». Dans un second temps, elle a expliqué
que « la publication d’un rapport est soumise au respect de
certaines procédures notamment l’approbation des partenaires des projets
concernés », et qu’elle venait de demander, après la requête du
journal, « à ce que les procédures de publication soient lancées ».
En 2016, le gouvernement avait laissé entendre, dans une réponse au
député Noël Mamère, que l’AFD « s’attachait à rendre publiques » ces
évaluations, mais ne le pouvait pas à l’époque car elles n’étaient pas encore
achevées.
Aujourd’hui, il apparaît urgent de préserver les forêts
tropicales. Une étude publiée en mars 2020 par la revue Nature montre
qu’elles sont indispensables pour leur capacité à aspirer d’énormes quantités
de carbone et à freiner le rythme du changement climatique et qu’elles
absorbent beaucoup moins de dioxyde de carbone qu’auparavant. Il est aussi
établi que la déforestation favorise l’émergence
de nouvelles maladies infectieuses. Certains, comme Francis Hallé,
défendent la nécessité d’un « moratoire sur la déforestation
tropicale ». Dans son livre Plaidoyer
pour la forêt tropicale (Actes Sud, 2014), le botaniste soutient
que l’exploitation industrielle des forêts tropicales « est une
activité passéiste et prédatrice, marquée par son origine coloniale et
irrémédiablement destructrice des forêts ». Repenser complètement la
gestion des forêts, c’est aussi ce que suggère depuis plusieurs années Samuel
Nguiffo, directeur du CED. Il met en avant l’idée « d’un
recours plus marqué au principe de précaution » et « d’une
plus grande prise en compte des fonctions et usages non commerciaux de la forêt ».
Il fait partie de ceux qui se réfèrent aux résultats
de recherches, réalisées notamment en Amazonie, montrant que les forêts
gérées par des communautés forestières sont les mieux préservées.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire