« Les investissements dans l’agriculture africaine ne doivent pas profiter qu’aux multinationales »
Pour notre chroniqueur, il faut « changer
certaines règles » dans l’octroi des fonds européens destinés à augmenter
les rendements, afin qu’ils bénéficient aussi aux producteurs locaux.
Nourrir la planète… Si les démographes ne
s’accordent pas tous sur les projections en matière de population mondiale,
tous dessinent une courbe ascendante qui nécessitera un développement rapide
des ressources agricoles. Or c’est en Afrique que se trouvent 60 % des
terres arables et donc là qu’il va falloir augmenter les rendements ou les
zones cultivées.
Difficile d’imaginer la seconde option à l’heure où
le dérèglement climatique assèche des zones entières… Reste donc la première,
d’autant que la marge de progression est bien réelle si l’on se réfère aux
dernières statistiques. En effet, bien qu’en Afrique 65 % de la population
active travaille dans l’agriculture, le secteur ne contribue que pour 36 %
au PIB global des 54 pays. Preuve que quelque chose ne tourne pas rond
dans cette économie…
En fait, il y a même plusieurs problèmes. D’abord,
si l’on en croit les derniers travaux du cabinet de conseil BearingPoint, les
lacunes des réseaux de commercialisation des denrées agricoles causent la perte
de plus de la moitié des récoltes.
D’autre part, en Afrique comme ailleurs, l’agriculture
est devenue un monde vieux, avec tout ce que cela induit. Selon un rapport de
juin 2019 du Centre technique de coopération agricole et rurale (CTA, à
Bruxelles) sur la numérisation de l’agriculture africaine, « l’âge
moyen d’un agriculteur africain est actuellement de 60 ans ».Rien
à voir, donc, avec l’âge médian de ce continent où plus de 60 % de la
population a moins de 24 ans, selon les chiffres avancés par l’African
Institute for Development Policy (Afidep, à Nairobi).
Attirer la jeunesse
Dans un travail sur les aspirations de la jeunesse
rurale africaine, Abraham Sarfo, expert auprès du Nouveau Partenariat pour le
développement de l’Afrique (Nepad), explique que l’agriculture est encore « largement
traditionnelle, de subsistance et soumise aux conditions météorologiques ». Elle
n’a pas fait sa révolution, alors qu’il faudrait qu’à l’horizon 2030 elle se
métamorphose en une industrie qui pèserait plus d’un billion de dollars, selon
les estimations de la Banque mondiale. Soit trois fois plus que les revenus
qu’elle permet qu’aujourd’hui.
Selon certaines recommandations publiées en mars par
la Task Force pour l’Afrique rurale (un groupe composé d’experts européens et
africains, créé par la Commission européenne en 2018), « le
développement d’une approche territoriale », avec des
investissements ciblés notamment sur les infrastructures et l’amélioration de
l’accès aux services de base dans les zones rurales, « reste la
voie à suivre ».
D’ailleurs, les dirigeants européens se sont engagés
à financer partiellement des producteurs locaux via des fonds publics-privés
promis dans le cadre de la nouvelle Alliance Afrique-Europe. Ce qui pourrait
permettre d’attirer des jeunes et de créer un cercle de projets et
d’innovations, en lieu et place du statu quo à l’ancienne, qui
n’incite pas la jeunesse à rester alors que des millions d’emplois pourraient
se libérer dans ce secteur dans les années à venir.
Créer 10 millions d’emplois
Cela fonctionnerait, à condition toutefois de changer
certaines règles dans l’octroi des fonds. Jusqu’à présent, en effet, les
nombreux financements dans l’agriculture en Afrique ont le plus souvent profité
aux entreprises internationales, au détriment des compagnies locales. Car,
comme le soulignent Jean-Luc Buchalet et Christophe Prat dans leur livre
intitulé Le futur de l’Europe se joue en Afrique (éd.
Eyrolles, 2019), « les donateurs se focalisent avant tout sur le
volume de l’aide, plutôt que sur son efficacité, et sur le retour sur
investissement en favorisant leurs multinationales. »
Une dynamique malheureuse encore remarquée récemment
avec la Nouvelle Alliance pour la sécurité alimentaire et la malnutrition
(Nasan), laquelle s’est attiré de vives critiques pour avoir encouragé « la
promotion de grandes industries alimentaires, au détriment des modèles
agricoles locaux et de sécurité alimentaire », pointe la
chercheuse Esther Schneider dans une analyse publiée en avril par l’Institut de
relations internationales et stratégiques (IRIS, à Paris).
A l’heure où les accords de Cotonou entre l’Union
européenne (UE) et l’Afrique sont en train d’être renégociés, les nouveaux
dirigeants européens devraient sans doute réfléchir à deux fois à la manière
dont ils octroient leurs aides, afin que leurs investissements rendent
l’agriculture africaine plus intéressante aux yeux des jeunes en quête de
travail et contribuent à la création effective des 10 millions d’emplois
promis par Bruxelles dans les cinq prochaines années.
Szymon
Jagiello, journaliste,
observe l’actualité africaine depuis Bruxelles.
Source : Le Monde
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