Doit-on bannir le lait?
Considérées
comme meilleures pour l’environnement et la santé, des alternatives végétales
au lait de vache font florès. Mais est-il justifié d’accuser la boisson de
notre enfance de tous les maux et de croire aux promesses des nectars véganes?
Amande,
soja, noisette, avoine, riz, coco, châtaigne… et toutes leurs combinaisons
possibles et imaginables, relevées de notes chocolatées, vanillées ou
caramélisées. Les alternatives végétales au lait de vache se multiplient au
même rythme que les appels pour sauver le climat. Pas étonnant: leur succès est
porté par la même préoccupation, celle de faire du bien à l’environnement et à
sa santé en se nourrissant de manière équilibrée et responsable. Un nouveau
filon en or pour l’industrie, dont le marketing est gracieusement assuré par
les réseaux sociaux et les photos glamours de gourmandises véganes.
Les
chiffres dénotent la tendance. Le marché mondial des boissons végétales,
produits de niche il y a quelques années, rattrape à grands pas le mastodonte
laitier: les ventes ont augmenté de 320% en dix ans. En Suisse, un bond de
48,7% entre 2017 et 2018 a incité les grands distributeurs à
diversifier leur assortiment. Si le lait de vache reste indétrônable, sa
réputation est désormais écornée. Un cocktail d’antibiotiques, de pesticides,
de mauvaises graisses et d’allergènes, accusent ses détracteurs les plus
virulents. Mais ne se précipite-t-on pas en le tournant en bouc émissaire? Et
ses substituts tant vantés valent-ils le lait naturel de l’agriculture
biologique? Appel à la science pour un jugement impartial.
1. Une évolution contre nature?
Nous
serions – à quelques rarissimes exceptions – la seule espèce mammifère à boire
à l’âge adulte un produit d’allaitement d’autres animaux. Ce n’est
certainement pas le seul travers alimentaire de l’humain mais il y aurait ici
une circonstance atténuante: l’évolution. Le lait contient un sucre vital
pour les nourrissons, le fameux lactose, facilement assimilable par l’organisme
dans les premières années de vie grâce à une enzyme spécifique, la lactase. Une
fois la fonction de cette enzyme remplie, sa production s’arrête après le
sevrage chez tous les mammifères. Voilà pourquoi près de deux tiers des adultes
dans le monde présentent des symptômes d’intolérance au lactose.
Pourtant,
une minorité de 30% échappe à la règle et maintient ce mécanisme de la
digestion au-delà de la petite enfance. La faute aux mutations génétiques
apparues il y a 5000-10 000 ans. «La consommation du lait à l’âge adulte
coïncide avec la révolution néolithique et la domestication des animaux,
explique Laure Ségurel, chercheuse CNRS en anthropologie génétique au Musée de
l’homme à Paris. Cette adaptation physiologique s’est produite chez la majorité
des peuples d’éleveurs ou d’agriculteurs qui pouvaient consommer du lait
animal: en Europe du Nord, dans la péninsule Arabique et en Afrique.»
Cela
s’est donc passé sans aucune ingérence de lobby laitier, uniquement par
nécessité biologique. Notamment l’apport de vitamine D et de calcium,
insuffisants dans l’alimentation nordique. «Le lait frais est un produit riche
et intéressant au niveau nutritif, il a apparemment permis à certaines
populations de survivre, dit Laure Ségurel. En revanche, il n’y a aucun
argument biologique qui légitimerait sa consommation aujourd’hui: d’autres
aliments peuvent apporter les mêmes bienfaits. C’est une question de valeurs
philosophiques et d’habitudes ancrées dans notre culture alimentaire.» Alors,
s’agirait-il davantage d’une lubie gustative que d’un aliment indispensable?
2. Micronutriments irremplaçables?
Pour
Dimitrios Samaras, médecin nutritionniste à Genève, «il est temps de
s’interroger pour savoir si la consommation de certains produits, pertinente à
une époque, a encore du sens aujourd’hui, le problème principal de notre société
occidentale n’étant plus la faim, ou la survie, mais la mauvaise nutrition et
l’obésité. La bonne question à se poser est de savoir si un aliment permet de
vivre en meilleure santé et plus longtemps. Dans le cas du lait, la réponse est
plutôt négative pour les adultes.» Mais si les études à charge contre le
lait se multiplient, remettant en cause ses effets positifs sur la santé
osseuse ou évoquant le risque de certains cancers, d’autres recherches
continuent à vanter ses propriétés bénéfiques.
Un
verre de lait contient en effet une multitude de nutriments: des protéines,
toute une gamme de vitamines avec en tête la B2 et la B12, indispensables au
métabolisme et au fonctionnement du système nerveux, et un paquet
d’oligoéléments comme le calcium, le fer ou le magnésium. Dès lors, la Société
suisse de nutrition (SSN) recommande de consommer trois portions de produits
laitiers par jour. «Dans le cadre d’une alimentation équilibrée selon la
pyramide alimentaire suisse, ils fournissent environ 70% du calcium, 50% de
l’apport en B12 et 40% en B2», explique Muriel Jaquet, diététicienne. Suffisant
pour donner bonne conscience aux amateurs de cappuccino?
«Dans
la nature, ce produit sert à assurer la croissance des veaux et contient des
hormones probablement inadéquates chez l’humain, nuance Dimitrios Samaras. Et
il n’y aurait aucune raison d’en consommer du point de vue nutritionnel.
Sans prêcher pour le végétalisme, le seul élément important qu’on
perd en tant qu’adulte en renonçant aux produits laitiers, et à d’autres
aliments d’origine animale, c’est la vitamine B12.» La boîte de Pandore
semble désormais ouverte dans les milieux scientifiques et le débat fait autant
de bruit que les interrogations sur les bienfaits réels des produits de
substitution.
3. Boissons végétales: miraculeuses?
Il
y a une chose sur laquelle tous les nutritionnistes sont d’accord: les
alternatives végétales, malgré leur apparente ressemblance avec du lait, sont
des produits complètement différents. D’ailleurs, pour éviter toute confusion
et freiner un marketing juteux, la Cour de justice européenne a interdit, en
2017, d’utiliser les termes «lait» et «fromage» dans l’appellation des
préparations végétales. Ce qui n’empêche pas les supermarchés de placer ces
substituts à côté des aliments qu’on chercherait à remplacer.
Pourtant,
en comparaison nutritive, ces boissons blanchâtres font pâle figure. «Elles
n’ont pas d’intérêt nutritionnel particulier, dit Muriel Jaquet, sauf celles à
base de soja, les plus riches en protéines, et leurs versions enrichies en
minéraux et vitamines qui s’approchent des valeurs du lait.» «Le lait peut
paraître même plus naturel comparé à ces boissons où les minéraux et les
protéines sont souvent rajoutés, dit Florence Maire, nutritionniste vaudoise.
Mais il y a du bon et du moins bon dans chacun de ces breuvages.»
Si
les alternatives végétales sont considérées comme sources de bonnes graisses,
certaines, notamment au riz, peuvent être très riches en glucides, avec une
teneur proche de celle d’une boisson sucrée standard. Quant au soja, il
contient des substances avec action hormonale et n’échappe pas à une polémique
sur les effets à long terme. Le substitut le plus intéressant au niveau
nutritionnel, selon Dimitrios Samaras, serait l’amande, qui a moins d’acides
gras saturés, de cholestérol et de calories que le lait, mais contient des
oligoéléments et des vitamines nécessaires avec une bonne poignée de protéines
et de fibres.
Les
nutritionnistes mettent toutefois en garde: dans la plupart des préparations
industrielles, comme l’a démontré récemment une enquête de la Fédération
romande des consommateurs, les bons nutriments se retrouvent souvent dilués
dans de l’eau édulcorée. Mieux vaut bien lire les étiquettes ou opter pour la
fabrication maison. Bien pour nous, mais quid de la santé de la planète?
4. La vache, ennemie du climat?
S’il
y a un argument péremptoire pour l’abandon des produits laitiers, c’est leur
impact environnemental. Toutes les études – la dernière en date étant
celle d’Agroscope et de l’Université d’Oxford en 2018 –
concluent que la production laitière est plus onéreuse en ressources par
rapport aux boissons végétales et responsable d’environ deux à trois fois plus
d’émissions de gaz à effet de serre. Une comparaison des produits sur le marché
suisse, effectuée par le cabinet de conseil en matière de développement durable
ESU-services, confirme le mauvais écobilan du lait.
Pourtant,
la monoculture du soja est accusée de dévaster des écosystèmes fragiles, comme
la forêt amazonienne, sans parler du débat autour des OGM. Et l’amande, très
friande en eau, assèche la Californie, qui couvre 80% de la production
mondiale. Même si le lait ressort perdant au final, les comparaisons prennent
rarement en compte les valeurs nutritives, moins élevées pour les boissons
végétales. «Davantage d’études sont nécessaires pour mesurer le véritable
impact environnemental d’un système alimentaire sans produits d’origine animale
et les conséquences d’un tel changement sur les habitudes et la santé des
consommateurs de par le monde», souligne un tout récent rapport suédois sur
l’alimentation durable.
En
attendant, une commission d’experts internationaux a inclus un verre de lait
quotidien dans son régime planétaire sain – présenté en janvier dernier dans la
revue Lancet –, qui devrait permettre de nourrir les
10 milliards d’habitants de la Terre en 2050 de façon durable. «Le lait a
été choisi pour ses qualités énergétiques et nutritionnelles, explique Brent
Loken, l’un des experts. Mais il s’agit d’une portion de 250 grammes par jour,
alors qu’actuellement la société occidentale surconsomme les produits
laitiers.» Et d’ajouter que les alternatives végétales restent plausibles:
«Ensuite, tout est question d’équilibre et de volonté de changement.» Rien de
plus délicat, pourtant, que de toucher aux habitudes alimentaires… surtout
quand l’amour pour la boisson de l’enfance coule dans les gènes.
En chiffres:
864 millions
de tonnes de lait ont été produites dans le monde en 2017. Selon un rapport du
réseau mondial de recherche sur les produits laitiers IFCN, la production de lait est en hausse depuis 1998 et la
demande augmenterait de 35% à l’horizon 2030.
Pourtant,
si en 2006 le marché mondial du lait était 14,3 fois plus important que le
marché des alternatives, en 2016 il n’était plus que 6,5 fois plus grand.
Par
Olga Yurkina
Source :
Le Temps
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