Dossier
Le lithium, or blanc de la Bolivie ?
Le pays andin est l’un des plus pauvres du monde. Mais
il est assis sur un trésor : la principale réserve mondiale de lithium, un
métal nécessaire à la production des batteries de voitures électriques, dont la
demande explose.
Sur le parvis de la pimpante
mairie de Colcha K, localité de la région de Nor Lípez, dans le sud-ouest de la
Bolivie, une cinquantaine d'écoliers en uniforme et de fonctionnaires tirés à
quatre épingles sont alignés en rangs serrés dans l'air frais du matin. En
cette fin mai, dans l'Altiplano, la température avoisine zéro degré. Un nuage
de buée s'échappe des bouches qui entonnent l'hymne national. Au rythme de la
fanfare militaire, le drapeau bolivien est hissé face au buste du général Simón
Bolívar, icône des mouvements de libération en Amérique du Sud au
XIXe siècle. La cérémonie terminée, le maire souhaite une bonne semaine à
ses administrés, puis chacun part vaquer à ses occupations. Tous les lundis
débutent ainsi dans les chefs-lieux de province de ce petit pays socialiste.
Mais Colcha K est bien plus qu'une capitale régionale : elle est également
celle du lithium bolivien, comme le proclame fièrement une pancarte à l'entrée
de la ville.
Le salar d'Uyuni serait né du chagrin d'un volcan de l'Altiplano, dénommé Tunupa
A une trentaine de
kilomètres de là se trouve l'une des plus importantes réserves au monde de ce
métal alcalin, nécessaire à la fabrication des batteries de téléphones
portables, d'ordinateurs et de voitures
électriques. Neuf millions de tonnes sur environ soixante millions
disponibles sur la planète, enfouies à plus de trente mètres sous la croûte de
sel qui forme ce vaste désert de sel appelé salar
d'Uyuni. Les géologues expliquent sa formation par l'évaporation d'un lac
préhistorique, il y a des dizaines de milliers d'années. La légende, elle, est
plus poétique : ce lieu qui s'étend sur plus de 10 000 kilomètres carrés serait
né du chagrin d'un volcan féminin de l'Altiplano, dénommé Tunupa. Privée de son
enfant, elle aurait répandu sur le sol aride ses larmes et son lait maternel,
donnant naissance à cette étrangeté devenue à la fois l'une des principales
attractions touristiques du pays et l'espoir d'une nation.
C'est sur cette page blanche
ouverte à 3 600 mètres d'altitude qu'Evo Morales, le président bolivien, compte
écrire un chapitre décisif de l'économie nationale. A son arrivée au pouvoir en
2006, il s'est penché sur le potentiel du lithium, qui permet de produire des
batteries de grande densité énergétique, c'est-à-dire capables de supporter
plusieurs milliers de cycles charge-décharge. Le boom actuel de
l'électromobilité alimente en effet la demande mondiale (environ 370 000
tonnes en 2018) en carbonate de lithium – un des principaux dérivés du lithium
utilisés dans la fabrication des batteries électriques –, qui pourrait tripler
au cours de la prochaine décennie, selon le service géologique national
français (BRGM). Son exploitation est censée faire de la Bolivie, pays le plus pauvre
d'Amérique du Sud, un « émirat » énergétique du XXIe siècle. Le
gouvernement a, dans ce but, promis d'investir plus de 806 millions
d'euros dans l'usine pilote de Llipi Llipi, située dans la plaine d'Uyuni. Le
plus grand projet d'Etat jamais lancé dans l'histoire du pays. Mais dix ans
après son inauguration, le miracle annoncé ressemble davantage à un mirage.
La production bolivienne de carbonate de lithium est loin des scores du Chili et de l'Argentine
A première vue, le paisible
village de Colcha K, avec son église et sa petite école, n'a pas grand-chose
d'un Dubaï andin. Les 200 habitants désespèrent de voir arriver routes,
hôpitaux et autres signes tangibles de progrès. Grover Baptista Ali, secrétaire
général de la province de Nor Lípez, accuse le gouvernement central de La Paz
de spolier la population locale : « Selon la loi minière en vigueur,
15 % des revenus générés par le lithium devraient revenir à notre
municipalité, comme pour les autres ressources naturelles. Mais depuis trois
ans, nous n'avons pas reçu un centime ! tonne l'élu. Pourquoi, s'étonne-t-il,
l'Etat n'ouvre-t-il pas une université des sciences, afin de former des
ingénieurs dans la région, au lieu de les faire venir de La Paz ou de
Santa Cruz ?»
L'an dernier, la Bolivie a
produit 251 tonnes de carbonate de lithium, loin des scores du Chili (80 000
tonnes) et de l'Argentine (30 000
tonnes), les deux autres composantes du « triangle du lithium ». Ces
pays, qui ont ouvert l'exploitation de leurs salars à des entreprises
étrangères, bénéficient de capitaux et de savoir-faire qui font défaut en
Bolivie. Evo Morales, lui, a toujours refusé cette « ingérence » des
entreprises étrangères, attaché à sa stratégie du 100 % estatal
(100 % étatique). Résultat : le pays ne produit toujours pas, à
l'heure actuelle, d'hydroxyde de lithium, un autre dérivé de ce métal, de plus
en plus demandé par l'industrie
automobile mondiale.
La Bolivie a subi au fil des siècles la convoitise de ses voisins et des conquistadors espagnols
Comment garder le contrôle
sur cette ressource, tout en développant la technologie qui permettra de
l'exploiter et d'en tirer le profit escompté, afin d'arracher le pays à sa
pauvreté ? En Bolivie, la question n'est pas née avec le lithium. Riche en ressources
minières – étain, or, argent, zinc, plomb et gaz
naturel –, le pays a subi au fil des siècles la convoitise de ses
voisins et des conquistadors espagnols, qui l'ont méticuleusement pillé.
Depuis son accession à
l'indépendance en 1825, la Bolivie a vécu au rythme des révolutions, des
guerres civiles et des dictatures militaires, qui ont retardé son essor
économique. Ses matières premières ont été tantôt exploitées dans le cadre de
grands programmes de nationalisation, tantôt privatisées au gré des
gouvernements qui se sont succédé. Jusqu'à l'arrivée au pouvoir d'Evo Morales,
qui a déclaré le lithium « grande cause nationale ».
La notion de prospérité se résume à des besoins simples : un tracteur, quelques kilos d'engrais…
A Mañica, petit village de
vingt-cinq familles, Atillano Lupa a le sentiment amer d'être sacrifié sur
l'autel de ce projet grandiose, dont les retombées ne parviennent manifestement
pas jusqu'à lui. En août dernier, ce Quechua de 73 ans a participé au blocage
de l'usine de Llipi Llipi, organisé par une cinquantaine de communautés de la
région, dans l'espoir d'initier un dialogue avec le gouvernement. Il se dit
prêt à recommencer : « Je n'ai plus toute la vie devant moi, explique
l'homme, aux joues ravinées par le temps. Si rien ne change, nous devrons
arracher nous-mêmes notre part du gâteau. »
Cette année, la récolte
de quinoa,
principale ressource des habitants du Sud de la Bolivie, a été catastrophique.
A peine quelques kilos épargnés par le gel, qu'une vieille femme en tablier et
chapeau est occupée à trier, pliée en deux sur sa canne. Le señor Lupa n'a
aucune idée de ce à quoi peut servir le fameux lithium. A ses yeux, il s'agit
d'une chimère poursuivie par une poignée de technocrates de la lointaine
capitale. A Mañica, il n'y a pas d'antennes relais pour les téléphones
portables. Et les seules voitures sont les 4 x 4 des tour-opérateurs, qui
s'aventurent parfois hors des circuits touristiques organisés autour du salar.
Alors, des véhicules électriques, cela relève de la science-fiction… Ici, la
notion de prospérité se résume à des besoins simples : une moissonneuse, un tracteur,
quelques kilos d'engrais qui
permettraient aux bras encore vigoureux de ne plus s'exiler pour un travail
saisonnier en Argentine.
Dans cette région désertique, les besoins en eau du lithium sont considérables
Censés bénéficier en premier
lieu des retombées économiques du lithium, promises par le premier président
indien du pays, les Quechuas et les Aymaras qui peuplent les villages désolés
de l'Altiplano ont le sentiment de payer un lourd tribut dans la course à l'or
blanc. Leur principale inquiétude : les réserves en eau, déjà rares autour du
salar. La technologie utilisée pour extraire le lithium génère en effet un
déséquilibre hydrogéologique qui pèse sur l'agriculture locale : l'usine de
Llipi Llipi pompe l'eau des nappes phréatiques et du fleuve Río Grande pour
l'acheminer dans des bassins d'évaporation, dans lesquels la masse minérale est
abandonnée au soleil pendant plusieurs mois. Dans cette région désertique, les
besoins en eau du lithium sont considérables. Et les conséquences, déjà
visibles : le Río Grande est aujourd'hui pratiquement à sec.
Comment croire que tous ces produits chimiques n'ont aucune conséquence sur notre environnement
A Villa Candelaria, une
bourgade prisée des touristes pour sa vue imprenable sur l'immensité du désert
de sel, les habitants reçoivent deux fois par an la visite d'ingénieurs de la
société d'Etat Yacimientos de Litio Bolivianos (YLB). « A chaque fois, ils
nous assurent que tout va bien, raconte Luisa Flores, qui travaille
ponctuellement comme cuisinière dans l'un des hôtels en briques de sel qui
bordent le salar. Mais comment croire que cette usine n'a aucune conséquence
sur notre environnement ? On n'est peut-être pas éduqués, mais pas bêtes
pour autant ! » La vieille femme secoue tristement les deux longues
nattes qui encadrent ses pommettes mordues par l'altitude. Luisa Flores redoute
l'effet de tous ces produits chimiques, dont elle ne connaît pas le nom :
« Ils sont utilisés dans les bassins d'évaporation, se répandent dans
l'air et la terre, et contaminent nos récoltes de quinoa »,
affirme-t-elle. A raison ?
Les études manquent pour le
prouver : « Les données scientifiques relatives aux impacts exacts de
l'exploitation des salars sont encore très rares, souligne Patrice Christmann,
consultant indépendant et spécialiste de l'économie des matières premières
minérales. Elles ne permettent pas, pour l'instant, de les mesurer
précisément. »
Face aux critiques,
l'entreprise YLB soigne sa communication. La visite de l'usine de Llipi Llipi,
installée à l'extrémité de la route qui serpente à travers la cordillère des
Andes, débute avec un exposé sur le respect par YLB de l'environnement,
licences à l'appui. Puis, un chargé des relations publiques guide les visiteurs
vers la petite usine pilote, à l'entrée du site gardé par des militaires. Ce
jour-là, une seule ligne de production était en activité. Rompu à l'exercice,
l'ingénieur Oscar Mamani, chef des opérations du site, balaie avec flegme les
questions qui fâchent. Une éventuelle contamination de la zone ? Il explique
que « les résidus industriels générés appartiennent aux mêmes groupes de
métaux que ceux déjà présents dans le salar, comme le sodium, le calcium ou le
potassium ». Les produits chimiques employés pour séparer les différents
métaux ? Ils seraient utilisés en « quantités infimes ».
Les touristes veulent contempler un désert immaculé, pas une zone industrielle infestée de rejets toxiques
Le tourisme fera-t-il aussi
les frais d'une exploitation intensive du lithium, si celle-ci venait à avoir lieu ?
C'est la crainte des directeurs des 140 agences de la ville d'Uyuni, qui dépend
à plus de 90 % des revenus générés par ce secteur. En 2018, 100 000
personnes sont venues admirer la merveille naturelle de sel, un écosystème
unique, où se rassemblent quelque 30 000 flamants
roses. « Les visiteurs veulent contempler un désert immaculé, pas se
retrouver dans une zone industrielle infestée de rejets toxiques », résume
Omar Perez, le président de l'association locale des professionnels du
tourisme, inquiet des projets d'expansion futurs.
A ce jour, l'usine de Llipi
Llipi n'occupe que 10 % des 10 000 kilomètres carrés du salar d'Uyuni.
Mais demain ? « Que se passera-t-il si le gouvernement décide de
construire plus de piscines d'évaporation, ou de prospecter dans d'autres
parties du désert ? » interroge Tomas Colque Lopez, directeur du
comité de défense des ressources nationales de Colcha K. Dans le conflit
d'intérêts entre les deux principales richesses de la région – le salar et le
lithium –, il pronostique que la nature sera perdante. Et rappelle que le
projet d'inscrire le salar d'Uyuni aupatrimoine
mondial de l'Unesco, défendu à une époque par le président Morales, a été
remisé aux oubliettes…
Quant aux doléances des
communautés locales qui réclament les 15 % des revenus du lithium, Oscar
Mamani, l'ingénieur en chef de Llipi Llipi, rétorque que les gens ont été
« mal habitués » par les compagnies minières étrangères. Il pointe
notamment du doigt les habitants de San Cristóbal, qui ont obtenu d'importantes
compensations financières de la part des groupes miniers après que leur village
– situé sur un gros gisement de zinc et de plomb – a été déplacé de dix-sept
kilomètres en 1999. Selon lui, certains édiles de la région, membres du parti
de l'opposition, iraient jusqu'à orchestrer des campagnes de désinformation
pour déstabiliser le gouvernement, minimisant le volume de production et
prétendant que les travaux de la nouvelle usine n'ont pas débuté. « Nous
ne travaillons pas pour une région en particulier, mais pour une nation tout
entière », martèle le responsable, qui assure que d'ici à cinq ans, la
Bolivie commencera à récolter les fruits de son or blanc.
L'entreprise a décidé
d'organiser prochainement des journées portes ouvertes, afin de prouver aux
sceptiques que les travaux de la nouvelle usine devant produire du carbonate
et, à terme, de l'hydroxyde de lithium, ont bien commencé. L'inauguration,
elle, est prévue en septembre prochain. Pour l'instant, seule une dalle de
béton a été coulée à vingt-cinq kilomètres de l'usine pilote, où 20 000
hectares de bassins avaient été creusés lors de sa construction. A l'heure
actuelle, seuls 30 % fonctionnent. Mais l'objectif est de les utiliser à
100 % d'ici à 2020. En décembre 2018, rompant avec sa tradition
protectionniste, le gouvernement bolivien a créé une joint-venture avec une PME
allemande, ACI Systems Alemania, qui ambitionne de démarrer la fabrication de
batteries électriques en Bolivie au cours du second semestre 2021 et
d'atteindre une production de 35 000 à 40 000 tonnes d'hydroxyde de
lithium d'ici à fin 2022. Un objectif spectaculaire, qui laisse songeur.
Tout n'est pas si rose dans le monde vert des énergies renouvelables
A quelques kilomètres de
l'usine, dans le petit village de Río Grande, 1 500 habitants, on y croit
pourtant. Dans les rues poussiéreuses encombrées de camions, les chantiers se
sont multipliés. Juché sur un échafaudage, Don Fréla Ali, président de la
coopérative locale des chauffeurs routiers, apporte la dernière touche à la
construction du premier hôtel « tout confort » de Río Grande –
« avec téléviseurs et salles de bains privées », précise-t-il –
destiné à loger les ingénieurs de Llipi Llipi. L'énergique quinquagénaire est
convaincu que la nouvelle usine sera elle aussi une grande attraction : un
laboratoire du futur, où se presseront les visiteurs avides de percer le
mystère de cette économie postindustrielle, célébrée comme plus respectueuse de
l'environnement que celle basée sur les énergies
fossiles. En oubliant que tout n'est pas si rose dans le monde vert des
énergies renouvelables…
Plusieurs études, comme
celle de la Banque mondiale publiée en juin 2017, pointent l'augmentation
énorme de la demande de minéraux – lithium, mais également cuivre, nickel et terres
rares– nécessaires pour alimenter nos besoins futurs en énergies
décarbonées. « Nous pensions entrer dans une ère heureuse de
dématérialisation et de services plus respectueux de la planète, voire
"neutres en carbone". Or, il n'en est rien », assène Philippe
Bihouix, ingénieur et auteur de plusieurs essais sur la question des ressources
(Le Bonheur était pour demain, Seuil, 2019). Son constat est sévère :
« Pour alimenter la croissance, il nous faut extraire toujours plus de
tonnes, toujours plus profond, avec des moyens toujours plus puissants, dans
des lieux toujours plus reculés. » Et désormais, grâce aux énergies dites
« vertes », en toute bonne conscience.
A.G.M
Source : geo.fr
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